lundi 26 février 2007

Un monde sans prison ?
par Albert Jacquard, collection Point


Les processus d’éducation utilisent volontiers l’émulation comme principal ressort de l’effort nécessaire à l’apprentissage. Pour contrebalancer une éventuelle prédisposition à une paresse «naturelle», ils jouent dangereusement sur le désir de faire aussi bien que les camarades, au risque de dériver sur celui de les éclipser pour être le «meilleur». L’émulation se transforme alors en compétition. Il ne s’agit plus de plaisir d’avancer ensemble mais d’être reconnu à tout prix. S’il faut «un premier», il faut «un dernier». Le système éducatif devient alors un champ clos où il faut l’emporter sur les autres et, pour cela, essentiellement, aller plus vite que les autres dans l’absorption du programme. Le résultat est la fabrication en série d’intelligences d’autant plus appréciées qu’elles sont conformes à un modèle préétabli, ce qui ne va guère dans le sens de la nécessaire et naturelle diversité des esprits.

L’inconvénient le plus grave d’un tel mécanisme est de persuader chaque enfant qu’il faut devenir un «gagnant», c’est-à-dire quelqu’un capable de transformer els autres en perdants. Le maître mot est «compétition». Tout est bon pour améliorer la compétitivité. Un des signes les plus clairs de cette perversion de l’objectif est, en France, l’obsession de la réussite au baccalauréat. Il semble que la seule finalité des études soit de réussir, et le plus vite possible, cet examen. La remarque récente de professeurs au cours d’un conseil de classe est révélatrice.

Apprenant que certains de leurs élèves étaient allés assister dans une ville voisine è une conférence sur la génétique, ils ont pronostiqué leur prochain échec au bac; échec selon eux mérité car ils «s’intéressent à trop de choses». À la suite de ce conseil, devenu un véritable tribunal, certains parents ont interdit à leurs enfants de poursuivre leur participation à un club de réflexion sur la biologie ou à une troupe théâtrale. Une seule consigne : «Passe ton bas d’abord; après, on verra.» Mais après, il faudra entrer en fac ou préparer une «grande école», puis trouver un travail, puis songer à sa carrière, puis «réussir», puis se préparer à l’inévitable échec final qu’est la mort. Peut-on imaginer un système plus violent?

S’élever contre cette violence ne signifie pas laisser libre cours à la paresse, ou promouvoir une école du laxisme. Il s’agit de faire appel, pour motiver les efforts nécessités par la construction d’une intelligence, à d’autres motifs que le désir de l’emporter sur l’autres. Les enfants se posent instantanément la question essentielle : «Que faire de ma vie?» Le rôle de l’éducateur est de leur en faire comprendre la brièveté; il ne faut pas perdre de temps. Mais lutter contre l’écoulement trop rapide des années qui nous sont données n’est pas lutter contre ceux qui nous entourent. Transformer sa vie en une course qu’il faudrait gagner revient à la vider de tout contenu; elle ne génère plus que l’éphémère satisfaction d’aller toujours plus vite, jusqu’à la chute finale.

Revenons à notre définition de l’homme : non un être doté d’une double nature, mais un être bénéficiant d’une double source, l’une biologique, l’autre culturelle faite de ses semblables. Dans la ligne de cette définition l’objectif du système éducatif est de faire de chacun un membre à part entière de la collectivité. Il est véritablement la deuxième source, dont chaque être humain a besoin pour devenir une personne. Tout ce qui ne va pas dans le sens de cet objectif constitue une violence à l’égard de l’enfant et à l’égard de la société.

Ce système est organisé aujourd’hui en France de telle façon que la moitié de chaque classe d’âge est considérée comme étant en échec scolaire». Or cet échec ne devrait pas être vu comme celui de l’enfant; il est celui du système. Un système qui fait croire à ces jeunes qu’ «ils n’étaient pas faits pour les études», qu’ils sont inutilisables, irrécupérables. La leçon qu’ils tirent de cet échec est le mépris d’eux-mêmes, un mépris si difficile à supporter qu’ils le transforment en un mépris diffus pour la société. De ce mépris à un désir de vengeance, le passage est facile. Au bout du chemin, l’école leur aura appris la violence.


(extrait : Les enfants d’abord, no, 29, Automne 1997)

jeudi 22 février 2007

Ils apprennent tout le temps
par John Holt

Parmi tout ce que j’ai appris au sujet des enfants, en traînant avec eux des années et des années, en observant avec soin ce qu’ils font et en y réfléchissant : les enfants sont des apprentis nés.

Ce dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’ils ont un désir passionné de comprendre autant qu’ils peuvent du monde, même ce qu’ils ne peuvent voir ni toucher, et tant qu’ils peuvent, d’acquérir des compétences et du pouvoir sur ce monde. D’ailleurs, ce désir, ce besoin de comprendre le monde et d’y agir, comme les grandes personnes, est si fort que nous pourrions à juste titre l’appeler biologique. Il est en tous points aussi fort que les besoins de nourriture, de chaleur, d’abri et de confort, de sommeil et d’amour. En fait, on pourrait soutenir qu’il est plus fort que tous ceux-ci.

Un enfant qui a faim, même un tout petit bébé qui ressent sa faim comme une réelle douleur, s’arrêtera de manger, de téter ou de boire si quelque chose d’intéressant arrive, parce que ce petit enfant veut voir ce qui se passe. Cette curiosité, ce désir de donner un sens à ce qui se passe, se tient au cœur de la sorte de créature que nous sommes.

Les enfants ne sont pas seulement extrêmement doués pour apprendre, ils le sont bien plus que nous. En tant que professeur, il m’a fallu longtemps pour comprendre cela.

J’étais un enseignant ingénieux, plein de ressources, habile à imaginer des plans de cours, des démonstrations, des dispositifs motivants et toute cette panoplie. Et seulement très lentement, et douloureusement – croyez-moi – j’ai vu ceci : à mesure que j’enseignais moins, les enfants se mettaient à apprendre plus. Je peux résumer en quelques mots ce que j’ai finalement conclu sur mon métier. La version longue est : «l’apprentissage n’est pas le produit de l’enseignement». L’autre est : «Enseigner ne fait pas apprendre». Je l’ai déjà dit, l’éducation organisée se base sur un postulat : les enfants apprennent seulement quand, parce que et ce que nous leur enseignons. Ceci n’est pas vrai, et c’est même presque faux à 100%. Ce sont les apprenants qui font l’apprentissage, ils le créent. Ceci a été oublié parce qu’on a transformé l’activité d’apprendre en un produit baptisé «Éducation». De même, la discipline de s’occuper de sa santé est devenu le produit des «Soins Médicaux». L’activité de s’enquérir du monde est devenu celui de la «Science», une spécialité pratiquée par des gens équipés d’appareils compliqués coûtant des milliards de dollars.

Mais la santé n’est pas un produit et la science, nous la pratiquons tous chaque jour de notre vie. En fait, le mot est synonyme d’apprentissage.

Que faisons-nous lorsque nous créons du savoir? Et bien, nous observons, nous regardons, écoutons, nous touchons, goûtons, sentons, manipulons, et parfois nous mesurons et calculons. Ensuite, nous nous demandons « pourquoi est-ce comme ceci?» ou « est-ce que ceci a fait arriver cela? » « pouvons-nous protéger nos haricots des charançons? » ou « pouvons-nous produire plus de fruits? », « …réparer la machine à laver? », etc... Ensuite, nous inventons des théories que les scientifiques appellent des hypothèses (…) et nous les vérifions.

Nous pouvons les vérifier simplement en demandant à ceux dont nous pensons qu’ils savent plus que nous, ou par des observations plus poussées. (…) Ce processus crée du savoir et nous le pratiquons tous. Ce n’est pas le domaine réservé de scientifiques ou d’universitaires reconnus. Nous le faisons, et c’est exactement ce que font les enfants aussi. Ils sont attelés à ce travail du lever au coucher. Quand ils ne sont pas en train de manger ou de dormir (et encore)*, ils créent du savoir. Ils observent, pensent, spéculent, théorisent, vérifient, expérimentent sans cesse, et ils sont bien meilleurs que nous pour ça.

L’idée même que nous pouvons enseigner aux petits enfants comment apprendre a fini par me sembler totalement absurde. (…)

Ce que nous pouvons faire de mieux pour les aider n’est pas de décider ce qu’ils devraient apprendre, et d’imaginer des moyens ingénieux de leur enseigner, mais de leur rendre le monde accessible autant que nous pouvons, de faire sérieusement attention à ce qu’ils font, de répondre à leurs questions s’ils en ont, et de les aider à explorer ce qui les intéresse le plus. Les façons de faire cela sont simples. Elles sont comprises facilement par les parents et ceux qui aiment les enfants et prennent la peine de tenir compte de ce qu’ils font et de réfléchir à ce que cela peut signifier.

En résumé : ce que nous devons savoir pour être capables d’aider les enfants à s’instruire n’est pas obscur, technique ou compliqué, et les matériaux que nous pouvons utiliser pour cela se trouvent autour de nous, à portée de nos mains.

(Les enfants d’abord, no 29, Automne 1997)
* commentaire de la traductrice

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Gaia écrit maintenant sur son blog personnel Apprentissage Infini

mardi 20 février 2007

Philosophie et But de LEMAQ

Aujourd'hui, une nouvelle :

Une mise-à-jour de la Philosophie et But de LEMAQ est disponible ici.

dimanche 18 février 2007

Complices des Enfants
par Léandre Bergeron

Les parents sont des gens dangereux. Mais, les éducateurs le sont davantage car ils n’ont aucun engagement profond vis-à-vis l’enfant. Il n’ont que leurs petits intérêts représentés par leur salaire. Entre deux maux, au nom de nos enfants, choisissons le moindre. Comme parents, tout dangereux que nous sommes, assumons l’entière responsabilité de l’épanouissement de nos enfants. Ne la refilons pas à d’autres, car, alors, ce n’est pas l’épanouissement mais la catastrophe. Assumer cette responsabilité c’est refuser la rupture qui se produit quand, en tant qu’adulte, nous laissons s’infiltrer entre nous et l’enfant, la destructive pensée de ce que l’enfant doit être, doit savoir. (Évidemment, tant et tant d’adultes ne peuvent même pas sentir le danger de cette rupture, car ils sont en perpétuel était de séparation avec eux-mêmes, avec les autres, avec leurs enfants. Et les enfants sont alors objets, à posséder, à contrôler, à mettre en boîte, une pâte visqueuse à modeler selon un idéal social, aberrant par définition.)

L’école est, par définition, cette rupture. On nous kidnappe nos enfants pendant les meilleurs heures de la journée pour nous les rendre, tout croches, épuisés, et « Occupez-vous-en maintenant car demain on recommence. L’enfant dit « Je ne veux pas aller à l’école ». Il ne veut pas cette rupture, cette séparation, ce déchirement. Il pleure, il crie. Si on s’est habitué aux pleurs, aux cris de nos enfants, si on est soi-même « éducateur », si on a soi-même embarqué dans l’idéologie du divorce, du devrait être, on dit : « C’est un caprice. Marche à l’école ». Ou on le cajole avec du nanan. À l’américaine, on dore la pilule en disant : « Come on, Johnny, school is fun! Mais si on n’a pas embarqué dans cette machination aliénante, on dit à l’enfant : « Tu as raison. Reste avec moi. » Mais alors, grands dieux, son éducation?!! Et la peur renaît. Que faire ?

Faire son « éducation » à la maison? Faire la même chose qu’à l’école mais en dorant la pilule ? Se fendre en quatre pour rencontrer les soi-disant normes de l’écoles ? * Et se retrouver en bout de ligne, épuisés, avec à peu près les mêmes résultats ? Non, merci. Si, comme être humains, on a refusé la rupture avec ceux qui sont sortis de nos corps, nos, enfants; si on est soi-même assez décroûté pour écouter nos enfants quand ils nous parlent pour nous dire qu’ils ne veulent pas se faire traiter comme des chiens savants, alors là, on fiche par-dessus bord tous les programmes, toutes les « normes », toutes les incessantes comparaisons, les tests, les appareils de torture de l’esprit humain; on se vide de tous ces schémas conformistes, ces cadres de pensée qui emprisonnent et l’on embrasse son enfant et la vie. Et on l’écoute.

On ne lui dit plus : « Il faut que tu saches ceci à ton âge, etc. » On rompt définitivement avec le devrait savoir, le devrait être, le devrait penser, le devrait faire. On lui fiche la paix. On le respecte. On voit à son bien-être, c’est-à-dire qu’on devient son complice. Ensemble, on est complices, envers et contre tout et tous s’il le faut. Et là, tout change.

Quand l’enfant sent dans la profondeur de son être que l’adulte dont il dépend pour survivre n’est pas son geôlier mais son complice dans l’action de vivre, il veut tout savoir, tout apprendre, tout connaître, mais en temps et lieu. Et il s’ouvre comme une fleur au soleil. Et là, plus d’effort. Tout vient. Ses questions surgissent. Et on répond à toutes ses questions dans l’humilité car, en fait, on en sait pas grand-chose. Et quand il pose des questions auxquelles il n’y a pas de réponse, on partage avec lui la question sans réponse. « Qui a créé le monde? » Aucun être humain un peu sensé ne donnera de réponse à cette question. On partage le « je ne sais pas » et dans ce partage du « je ne sais pas », non pas la peur, mais l’émerveillement, qui est le premier pas vers la sagesse. Ceux qui savent, ne savent rien. Ils croient savoir. Ils « s’expliquent » le monde avec des formules pour se rassurer. De la poudre aux yeux. Regardez aller nos intellectuels dans tous les domaines. Ils croient savoir et quel désastre ils ont fait et continuent de faire de ce monde.

Nos intellos ont créé des camps de concentration appelés écoles où l’on concentre notre jeunesse dans des abstractions, loin de la vraie vie tout en leur racontant qu’on les prépare à la vie. Concentre 20, 30 enfants dans une boîte de béton avec un intello qui croit savoir et monnaie ce petit « savoir » au nom de l’ « instruction publique », quelle indécence ! Nos enfants veulent embrasser le monde, la vie, et on leur offre des blocs de béton fluo à regarder avec un clown, devant, qui se démène dans l’abstrait. Conditionnés à l’école à n’être que des voyeurs à travers l’abstraction de la langue et des gadgets pédagogiques, il n’est pas surprenant qu’abrutis de la sorte ils soient, à la maison, voyeurs de télévision et dans la rue, des vandales. L’école produit les vandales et les drogués qui encombrent les rues des villes comme elle produit ceux qui réussissent, ces autres drogués, mais légitimes ceux-là, droguées de petits pouvoirs sur les autres, politiciens, entrepreneurs, administrateurs, professionnels.

On a dit, il y a cent ans : « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons. » Belle illusion de fin dix-neuvième. On bâtit toujours autant de centres de détention qu’on bâtit d’écoles, et les prisons sont tellement pleines que s’il fallait détenir tous ceux que la « justice » veut enfermer, on y retrouverait à peu près en nombre l’équivalent de la population scolaire actuelle. La détention de nos enfants dans les écoles est un crime contre l’humanité.

On détient nos enfants au nom de leur éducation, mais, en fait, quelle est cette « éducation »? C’est d’abord et avant tout l’obéissance. On leur apprend à se soumettre. Autrefois, c’était se soumettre aux diktats de l’église. Aujourd’hui, c’est aux diktats de l’état. Changement de costume, c’est tout. Mais toujours le même terrorisme. « Si tu sais pas ceci, cela, t’auras jamais de job! » On fait peur aux enfants pour qu’ils se soumettent. Or, la soumission au régime de l’État et de la « bonne » société qui en contrôle les rouages est un dressage social, dressage de petits singes savants qui doivent fonctionner dans cette société pourrie d’ambition, de cupidité et d’égoïsme éhonté, cancers sociaux causés eux-mêmes par la peur, la peur de ne pas être, de ne pas être quelqu’un, de ne pas être accepté, etc.

L’école se sert donc de la peur pour perpétuer le régime de la peur. L’école perpétue le cercle vicieux. Elle joue bien son rôle. Or, il semble qu’au fond de nous-mêmes nous sentons que nous ne sommes pas nés pour n’être que des singes plus ou moins savants (cela tous les décrocheurs le manifestent instinctivement). Il semble que, si nous sommes nés pour quelque chose, c’est bien pour la liberté. Parmi toutes les « libertés » que nous cherchons, il s’agit de la fondamentale, se libérer de la peur. Pour briser le cercle vicieux et infernal de la peur, il faut le briser quelque part et ce lieu est en soi-même. Cela fait, les évidences sautent aux yeux et on voit que si la nature a été assez généreuse pour nous donner charge d’enfants, il va de soi qu’on ne va pas les soumettre à un régime de peur. On ne les envoie pas à l’école. On s’en charge soi-même. On leur permet de se développer dans la liberté.

S’en charger soi-même c’est vraiment se décharger du poids des conformismes, des devrait être, devrait savoir, devrait faire. Et on se rend compte du poids qu’ils sont quand on les met à terre. On se sent léger, rajeuni. Comme les enfants eux-mêmes (s’ils ne les portent pas déjà). La complicité s’installe. On fait confiance aux enfants. Et on découvre en eux un sens de la vérité plus fort que chez n’importe quel philosophe patenté; un sens de la justice qui ferait pâlir la Cour Suprême; un sens de l’honnêteté à faire frémir tous les politiciens, un sens de la beauté qui met au rancart toutes ces « expressions artistiques » sonores, visuelles, littéraires; un sens moral qui est vitriol sur le masque des bien-pensants, une générosité à faire rougir les preux chevaliers d’antan.

Quand on se rend compte du potentiel de changement social que représentent les enfants qui ne subissent pas la rupture, on comprend pourquoi la société adulte, pétrie de peur qui amène avarice, lâcheté, bassesse, soumission, s’imposerait de mettre au pas par son système scolaire ces agent libres que sont nos enfants à leur arrivée parmi nous.

Et on comprend mieux les paroles d’un décroché qui a dit en passant : « Si vous ne redevenez pas comme les enfants, you’re going nowhere. »


* Note LEMAQ : Où pour rencontrer les procédures suggérées par une association provinciale ?

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