mardi 11 mars 2008

"Mais comment apprendront-ils à lire?"

J'ignore où j'avais déniché cet extrait de "Professeur cherche élève ayant désir de changer le monde" de Daniel Quinn mais il y a plusieurs mois que je l'ai dans mes dossiers et je sais que je ne l'avais pas tapé moi-même. Alors je remercie publiquement la personne qui avait pris le temps de le retranscrire et de l'afficher.

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Ishmael hocha la tête.
"Durant les premières années d'enfance, votre système ne diffère pas du système tribal. Vous dialoguez tout simplement avec vos enfants pour votre agrément mutuel, et vous les laissez circuler dans presque toute la maison. Vous ne leur permettez pas de se pendre au lustre pour s'y balancer ni d'enfoncer des fourchettes dans les prises de courant, mais pour le reste, ils sont libres d'aller et venir à leur guise. A quatre ou cinq ans, les gosses veulent pousser plus loin leur exploration et ils ont en général accès au voisinage immédiat de la maison. Ils ont le droit de rendre visite à leurs petits voisins de palier ou d'étage. C'est un peu l'équivalent d'un cours de sciences sociales: à ce stade, les enfants commencent à se rendre compte que les familles ne sont pas toutes pareilles. Elles diffèrent par le nombre, le style, les façons de vivre. C'est alors que dans votre système, on envoie les enfants à l'école, où leurs mouvements sont contrôlés en permanence. Dans le système tribal, cela ne se produit pas; à six ou sept ans, les enfants commencent à avoir des centres d'intérêt divers, certains sont casaniers, d'autres plus aventureux..."

Je levai la main. "Comment font-ils pour apprendre à lire?"

- Julie, pendant des centaines de milliers d'années, les enfants ont réussi à apprendre ce qu'ils avaient envie et besoin d'apprendre. Ils n'ont pas changé.

- Oui, mais comment ils apprennent à lire?

- Comme ils ont appris à parler, en cotoyant des gens qui lisent. Je sais, on t'a poussée à te méfier de ce processus. On t'a enseigné qu'il vaut mieux laisser ça à des professionnels, mais ceux-ci ont un taux de réussite pour le moins discutable. Rappelle-toi que les gens de ta culture ont appris à lire pendant des milliers d'années sans que les professionnels se chargent de leur enseigner. Le fait est que des enfants qui grandissent dans un foyer où la lecture se pratique finissent par savoir lire.

- Oui, mais les gosses ne naissent pas tous dans une maison où on lit.

- Prenons par exemple un enfant qui naît et grandit dans un foyer où les parents sont complètement illettrés. Où ils ne savent même pas lire une recette de cuisine ou une facture d'électricité.

- D'accord.

- A quatre ans, l'enfant commence à élargir son cercle de relations. Allons-nous supposer que tous ses voisins sont eux-mêmes complètement illettrés? C'est aller un peu loin, mais admettons. A cinq ans, l'enfant agrandit encore son champ d'action. Il semble peu probable que tout son entourage soit illettré. L'enfant est environné et bombardé de messages écrits, intelligibles pour une bonne partie de ceux qui l'entourent, en particulier les enfants de son âge qui n'hésitent pas à se vanter auprès de lui. Il n'acquerra pas tout de suite un excellent niveau, mais à son âge, de toute façon, il serait encore à étudier l'alphabet s'il était à l'école. Immanquablement, il apprend ce qu'il lui faut, ce dont il a besoin, Julie. Je lui fais confiance. Je suis certain qu'il accomplira ce que des petits humains ont réalisé pendant des centaines de milliers d'années. Ce dont il a besoin maintenant, c'est de savoir faire les mêmes choses que ses camarades.

- Oui, ça paraît logique.

- A six ou sept ans, alors que le rayon d'action de l'enfant continue de s'élargir, il veut avoir un peu d'argent de poche, comme ses petits copains. Il n'a pas besoin d'aller en classe pour apprendre à compter et à distinguer les pièces de monnaie. Il assimilera l'addition et la soustraction tout naturellement, comme l'air qu'il respire, non parce qu'il est doué en mathématiques, mais parce qu'il en a besoin au fur et à mesure qu'il avance dans le monde et dans la vie.

Partout, les enfants sont fascinés par le travail que leurs parents font à l'extérieur de la maison. Dans notre nouveau système tribal, les parents comprendront qu'impliquer leurs enfants dans leur vie active est une alternative qui vaut mieux que de dépenser des milliards par an pour des écoles qui ne sont, en fait, que des centres de détention. Il ne s'agit pas de transformer les enfants en apprentis, loin de là, mais de leur donner accès à ce qu'ils ont envie de connaître, et tous les enfants ont envie de savoir à quoi s'occupent leurs parents quand ils sont absents. Une fois lâchés dans un bureau, les enfants se comportent comme à la maison, ils fouillent partout, ouvrent les tiroirs et jouent avec toutes les machines, depuis le tampon-encreur jusqu'à la photocopieuse en passant par l'ordinateur. Et s'ils ne savent pas encore lire, ils ne manqueront pas d'apprendre, parce qu'il n'y a pas grand-chose à faire dans un bureau quand on ne sait pas lire. Non qu'il faille empêcher les enfants de vous aider. A cet âge-là, ce qu'ils préfèrent par-dessus tout, c'est avoir l'impression qu'ils aident leur papa et leur maman. Cette fois encore, cet élan ne leur est pas inculqué, il est inscrit dans leurs gènes.

Dans les sociétés tribales, on trouve tout naturel que les enfants aient envie de travailler avec leurs aînés. Le milieu du travail et le milieu social ne font qu'un. Ce n'est pas pour cela qu'on les exploite. Ce genre de choses n'a pas cours là-bas. On n'attend pas des enfants qu'ils travaillent comme des ouvriers à la chaîne. Mais comment apprendraient-ils, sinon en faisant?

Quand ils ont épuisé les différentes possibilités d'apprendre et de s'amuser qu'offre le lieu de travail de leurs parents, et cela vient vite, surtout si les tâches s'y répètent inlassablement, ils tournent leur regard ailleurs. Aucun enfant ne trouvera longtemps passionnant d'empiler des boîtes de conserve dans une épicerie. Le reste du monde l'attend dehors. Supposons qu'aucune porte ne lui soit fermée. Imagine ce qu'un jeune de douze ans avec un fort penchant pour la musique pourrait acquérir dans un studio d'enregistrement. Ce qu'un garçon du même âge qui s'intéresse aux animaux apprendraient dans un zoo. Ce qu'un gosse attiré par la peinture découvrirait dans un atelier d'artiste. Et ce qu'un gamin de dix ans attiré par le monde du spectacle pourrait apprendre dans un cirque.

Les écoles ne seraient pas frappés d'interdiction, bien-sûr, mais celles qui attireraient les étudiants sont celles qui les attirent à l'heure actuelle, beaux-arts, musique, danse, sport, etc. Les études supérieurs, celles qui mènent à la recherche et aux professions libérales, intéresseraient les étudiants plus âgés. L'important, c'est qu'aucune de ces écoles ne se rapprocherait d'un centre de détention. Elles auraient pour vocation de dispenser aux étudiants les connaissances qu'ils veulent vraiment acquérir et dont ils espèrent se servir un jour.

On pourrait m'objecter qu'un tel système éducatif ne produirait pas des étudiants "accomplis". Mais cette objection témoigne encore du manque de confiance dont votre culture fait preuve envers vos enfants. Sous prétexte que tout serait libre d'accès dans le monde, les enfants ne s'accompliraient pas sur le plan éducatif? L'idée est absurde, je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi. Il n'y aurait pas d'âge limite à 18 ou 21 ans, à quoi bon? En fait, rares sont ceux et celles qui aspireraient à l'idéal de la Renaissance, à mon avis. Si vos connaissances se bornent à un seul domaine et suffisent à vous contenter, quel que soit celui que vous avez choisi, chimie, menuiserie, informatique ou anthropologie, cela ne regarde que vous. A chaque génération, il se trouve des candidats pour toutes les spécialités existantes. Je n'ai jamais entendu parler d'une discipline qui ait disparu faute de postulants. Chaque génération engendre des passionnés qui brûlent d'étudier les langues mortes, sont fascinés par les effets de la maladie sur le corps ou veulent percer les secrets du comportement des rats. Et cela vaudrait aussi pour le système tribal.

Evidemment, avoir des enfants dans les jambes quand on travaille nuit à l'efficacité et à la productivité. Mieux vaut les parquer dans les centres éducatifs: c'est terrible pour eux, mais excellent pour les affaires. Et le système que je viens d'exposer ne s'implantera jamais chez ceux de ta culture tant que vous ferez passer les affaires avant les êtres.

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Professeur cherche élève ayant désir de sauver le monde
de Daniel Quinn (en anglais: My Ishmael)
ISBN-10: 2843370701
ISBN-13: 978-2843370700
Description: Voici les termes de l'annonce passée par Ishmael, le gorille philosophe capable de communiquer par télépathie. Mais c'est une petite Julie de 12 ans, "assez vieille pour voler des voitures et vendre du crack" qui y répond. Au début perplexe, Ishmael acceptera de la former et découvrira une élève curieuse et attentive, spontanée et impertinente. Il l'amènera à s'intéresser à bien des maux de nos sociétés actuelles : l'abaissement du niveau d'instruction des jeunes, l'accroissement de la délinquance et de la violence, les inégalités sociales, les sectes... Une réflexion sur notre modèle de civilisation et notre notion du progrès.

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Gaia écrit maintenant sur son blog personnel Apprentissage Infini

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